L’application du droit moral aux NFTs d’œuvres d’art

Par Pierre Hutt, Avocat à la Cour (Cabinet HDA)

(Contribution aux actes du colloque de l’Institut Art & Droit sur la réglementation des NFTs d’oeuvres d’art)

Constater que les droits patrimoniaux exclusifs d’auteur s’appliquent en matière de NFTs d’œuvres d’art conduit naturellement à s’interroger sur les enjeux propres à leur pendant extrapatrimonial, le droit moral.

Le droit moral peut être invoqué concomitamment aux droits patrimoniaux pendant la durée de protection de ces derniers, mais est particulièrement essentiel pour la protection des œuvres entrées dans le domaine public : du fait de son caractère perpétuel, le droit moral est souvent le seul recours des ayants droit une fois que la protection des droits patrimoniaux a pris fin.

L’application du droit moral suscite des interrogations distinctes pour chacune de ses prérogatives principales, à savoir droit de divulgation (1), droit au respect de l’intégrité (2) et droit à la paternité (3). Le droit de droit de repentir et de retrait prévu par l’article L 121-4 du code de la propriété intellectuelle n’a pas fait l’objet d’une étude spécifique dans la mesure où il est cantonné à un domaine d’application très étroit, de sorte que son application en matière de NFTs semble peu susceptible de dépasser le stade de l’hypothèse d’école.

 

1.       Le droit de divulgation

Le droit de divulgation permet à l’auteur ou à l’ayant droit qui en est investi, en application de l’article L 121-2 du code de la propriété intellectuelle, de décider de rendre l’œuvre publique et de déterminer les conditions de sa première mise en contact avec le public.

Si l’éventualité que des tiers à la succession d’un artiste se trouvent en possession d’une œuvre jamais divulguée et souhaitent en faire usage dans le cadre d’un projet de NFTs semble être une hypothèse relativement marginale, l’usage du droit de divulgation est susceptible d’être un enjeu particulièrement sensible dans le cadre de successions d’artistes où les héritiers sont divisés sur la question de l’émission de NFTs. En effet, la dévolution successorale du droit de divulgation obéit, en droit français, à des règles spécifiques de sorte que le titulaire du droit de divulgation n’est pas forcément le titulaire du reste du droit moral et encore moins le titulaire des droits patrimoniaux.[1]

Il ne semble faire aucun doute que le droit de divulgation doit permettre à son titulaire de s’opposer à l’émission d’un NFT associé à une œuvre qui n’a encore jamais fait l’objet d’une communication au public par quelque canal que ce soit : un tableau qui n’aurait jamais été destiné par l’artiste à sortir de son atelier de son vivant ne pourrait donner lieu à une émission de NFTs qu’avec l’assentiment du ou des ayants droit titulaires du droit de divulgation, et ce que le projet soit porté par des tiers ou par d’autres ayants droit. Il n’y aurait ici pas de spécificité des émissions de NFTs par rapport à d’autres modes de divulgation.

Outre cet usage « classique » du droit de divulgation, le groupe de travail a pu s’interroger sur la question des œuvres déjà divulguées par d’autres canaux : l’émission de NFTs à titre posthume est-elle un nouveau mode de divulgation de l’œuvre ? En d’autres termes, l’émission de NFTs est-elle un acte de « création posthume » au sens de la jurisprudence Ping Ming Hsiung sur les fontes posthumes, dans laquelle la cour d’appel de renvoi a considéré que chaque nouvel exemplaire original posthume en bronze tiré à partir du moule de la main de l’artiste constituait une nouvelle étape dans la divulgation de l’œuvre de l’artiste[2], revenant sur la théorie de l’épuisement du droit de divulgation[3] ?

De la réponse à cette question dépend la possibilité pour le titulaire du droit de divulgation de disposer d’un pouvoir décisionnel sur des projets d’émission de NFTs associés à des œuvres déjà divulguées par le passé sans émission de NFTs. La réponse semble devoir être négative car, à la différence du cas des bronzes dans lequel chaque exemplaire est individualisé non seulement par une numérotation qui lui est propre mais aussi par une patine différente, l’œuvre de l’artiste se trouve en matière de NFTs reproduite par simple duplication de fichier numérique de sorte qu’il ne peut s’agir de la communication de l’œuvre sous une « nouvelle forme ».

 

2.       Le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre

Le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre fondé sur l’article L 121-1 du code de la propriété intellectuelle comporte une dimension dite « matérielle » et une dimension dite « spirituelle », qui suscitent des questionnements différents en matière d’émission de NFTs.

L’intégrité matérielle vise notamment toutes les atteintes dues à une altération visible de l’œuvre elle-même. Cela peut concerner par exemple un NFT associé à une œuvre qui est elle-même contrefaisante car reprenant sans autorisation une œuvre protégée d’un autre artiste, à l’instar du Picasso’s Bull de Trevor Jones retiré de la vente par Christie’s en raison de l’absence d’autorisation de Picasso Administration[4], ou à une œuvre tronquée ou affectée par l’ajout d’éléments dénaturants.

L’intégrité matérielle doit également pouvoir être mobilisée lorsque la mauvaise qualité de la reproduction associée au NFT dénature l’original de l’artiste, par exemple en raison d’une résolution trop basse de l’image qui altère sa netteté. De toute évidence, une atteinte au droit au respect de l’intégrité matérielle est constituée en cas de numérisation de mauvaise qualité, ainsi que l’ont relevé tant les membres du groupe de travail que le rapport de Maître Jean Martin remis au CSPLA[5].

Cette problématique est aussi importante pour les titulaires des droits d’auteur qui souhaiteraient émettre licitement des NFTs d’œuvres dont ils ne détiennent pas le support matériel, par exemple parce que le support de l’œuvre est conservé par un musée : pour pouvoir respecter pleinement le droit à l’intégrité matérielle qu’ils détiennent, les ayants droit  peuvent avoir besoin qu’un accès à des fichiers haute définition ou au support lui-même soit fourni par le propriétaire de celui-ci.

La question de savoir s’il est possible de mobiliser l’intégrité spirituelle, qui permet dans certains cas de s’opposer à la diffusion d’une œuvre dans un contexte contraire à la volonté ou aux valeurs de son auteur [6], est plus délicate : un ayant droit peut-il s’opposer par principe à toute émission de NFTs lorsque l’artiste a fait connaître son hostilité envers les NFTs, ou lorsque ses convictions, par exemple politiques, sont incompatibles avec une exploitation sur un marché de ce type ? Le rapport Martin remis au CSPLA considère qu’une atteinte spirituelle du seul fait du recours à des NFTs est « incertaine » mais que le débat reste ouvert[7].

Il est permis de penser que, si l’artiste a clairement fait connaître de son vivant son opposition à une exploitation de ses œuvres par émission de NFTs, cette voie devrait rester fermée à ses ayants droit, qui sont tenus par la volonté de l’artiste ; la mobilisation du droit au respect de l’intégrité spirituelle paraît en revanche plus discutable lorsque la contrariété à la volonté de l’auteur n’est que supposée, par exemple lorsque l’auteur est décédé bien avant l’apparition des NFTs.

 

3.       Le droit à la paternité

Le droit à la paternité prévu par l’article L 121-1 du code de la propriété intellectuelle, qui permet d’exiger la mention du nom et de la qualité d’auteur lors de chaque communication de l’œuvre au public, doit s’exercer en matière de NFTs comme ailleurs dès lors qu’une reproduction d’une œuvre protégée est communiquée au public, ce qui est le cas notamment sur les plateformes d’échange de NFTs comme OpenSea.

Compte tenu de la dimension transnationale de la circulation des NFTs, le droit à la paternité risque vraisemblablement d’être la seule prérogative morale invocable avec succès dans de nombreux cas. En effet, le droit moral bénéficie d’un niveau de protection significativement plus élevé en France que la plupart des autres pays et le droit moral consacré par l’article 6bis de la Convention de Berne du 9 septembre 1886 se réduit à un droit moral « minimal », comprenant le droit à la paternité et les atteintes à l’intégrité les plus graves.

En somme, la législation française en matière de droit moral semble déjà suffisamment protectrice et apte à saisir les NFTs de sorte qu’une intervention du législateur national n’apparaît dans ce domaine pas nécessaire ni opportune. D’importantes difficultés pratiques proviennent en revanche de la dimension globale des modes d’exploitation et en particulier de l’extraterritorialité revendiquée de certaines plateformes, dans un écosystème pétri d’idéologie libertarienne et rétif à toute forme de contrôle étatique ou juridictionnel.

S’agissant de la responsabilisation des plateformes, essentielle pour assurer une protection effective des droits d’auteur, le groupe de travail a considéré que la directive DAMUN du 17 avril 2019 était en principe applicable aux plateformes de NFTs, rejoignant ainsi les conclusions du rapport remis au CSPLA[8]. Les plateformes devraient dans ce cadre être soumises à des obligations renforcées et certaines d’entre elles sont déjà engagées dans un dialogue volontaire avec les titulaires de droits, laissant augurer le développement de bonnes pratiques visant à garantir un meilleur respect du droit d’auteur.


[1] Cf. J. Aittouares., Les risques de démembrement des droits de l’auteur décédé, in AZZI T. (dir.), Actes du colloque de l’Institut Art & Droit sur la transmission successorale du droit d’auteur organisé à l’Université Panthéon-Assas le 9 avril 2014.  

[2] Cour d’appel de Paris, 30/06/2021, no 19-14469, aff. Ping Ming Hsiung.

[3] H. Dupin et P. Hutt, Les fontes posthumes à la croisée des chemins, Gazette Drouot, 4 janvier 2022.

[4] R. Azimi, La crypto-contrefaçon crispe le monde de l’art, Le Monde, 4/01/2022, https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/01/04/la-crypto-contrefacon-crispe-le-monde-de-l-art_6108105_4500055.html (dernière consultation le 31/01/2023 à 12h).

[5] J. Martin. et P. Hot, Sécuriser le cadre juridique pour libérer les usages, rapport de la mission sur les jetons non fongibles confiée par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), juillet 2022, p. 39-40.

[6] Ex. Sur l’atteinte à l’intégrité spirituelle par l’exploitation d’une chanson de Jean Ferrat dans une compilation comprenant également une chanson d’un interprète de « Maréchal, nous voilà » sous l’Occupation : Cour de Cass. soc., 8/02/2006, n° 04-45203 ; sur l’atteinte à l’intégrité spirituelle du fait de l’intégration d’œuvres protégées dans la vidéo de campagne d’E. Zemmour : TJ Paris, 4 /03/2022, n° 22/00034.

[7] J. Martin et P. Hot, op. cit., p. 39-40.

[8] J. Martin et P. Hot, op. cit., p. 54-58.

Précédent
Précédent

Formation sur les destructions d’oeuvres d’art

Suivant
Suivant

NFTs et garantie d’authenticité