La circulation des biens culturels : quelles limites ?

Par Hélène Dupin et Pierre Hutt

Article paru dans le Journal Spécial des Sociétés le 13 avril 2022, dans le cadre d’un partenariat avec l’Institut Art & Droit

Les biens culturels, qui comprennent au sens large tous les biens ayant une dimension historique, artistique ou archéologique, bénéficient en principe de la libre circulation des biens. Toutefois, certains d’entre eux sont soumis à des interdictions (A) ou restrictions (B) spécifiques, créant une certaine complexité pour les acteurs du marché de l’art. Nous tâcherons ici de donner un bref aperçu de leur cadre juridique en signalant les principales évolutions et actualités de l’année 2021.

 

A)      Les biens culturels dont la circulation est interdite

 

Certains biens culturels ne sont pas autorisés à circuler en raison d’une cause d’illicéité (1), d’autres parce qu’ils font l’objet d’une protection patrimoniale particulière (2).

 

1.       Les biens illicites

 

Il faut en premier lieu rappeler que certains biens intrinsèquement illicites peuvent être appréhendés à tout moment à la demande des ayants droit ou des autorités, à l’instar des contrefaçons et faux artistiques. Par ailleurs, certains biens culturels issus d’espèces protégées font l’objet d’une interdiction de commercialisation dans l’Union européenne, comme les objets contenant de l’ivoire d’éléphants abattus après l’entrée en vigueur de la convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES).

 

D’autres biens culturels ne sont pas admis à circuler en raison de leur provenance illicite. Il s’agit en premier lieu des biens culturels déplacés en violation de la convention de l’Unesco de 1970 pour la lutte contre le trafic illicite des biens culturels ou du règlement européen no 2019/880, dont l’article 3 énonce une interdiction absolue d’importer des biens sortis illicitement de leur pays d’origine. Cela concerne notamment les antiquités provenant de pillages, qui constituent une source de revenus pour diverses organisations terroristes et criminelles et font à ce titre l’objet d’un contrôle accru. A titre d’exemple, en décembre 2021, le collectionneur américain Michael Steinhardt a dû restituer 180 œuvres d’art et antiquités provenant de sources illicites, dans le cadre d’un accord transactionnel avec le parquet de New York.

 

S’agissant des spoliations perpétrées sous l’Occupation, l’ordonnance du 21 avril 1945 prévoit la nullité des actes de spoliation et de tous les transferts de propriété subséquents. L’article 1.5.1 du recueil des obligations déontologiques des opérateurs de ventes volontaires impose en conséquence de retirer de la vente tout objet susceptible de provenir d’une spoliation. Les possesseurs de telles œuvres, irréfragablement présumés de mauvaise foi, ne disposent pas d’un titre de propriété valable. Par conséquent, toute mise en circulation de l’œuvre peut se heurter à une procédure judiciaire visant à sa restitution, comme cela s’était produit dans l’affaire de la Cueillette des pois de Pissarro[1].  Toutefois, dans une affaire plus récente qui concernait un autre tableau de Pissarro, l’héritière de la famille spoliée s’est heurtée à de nombreux obstacles et s’est finalement désistée de ses demandes contre l’Université d’Oklahoma, qui lui opposait un protocole soumis à la loi et à la compétence des tribunaux des États-Unis[2].

 

2.       Les trésors nationaux

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Certains biens ne sont pas admis à circuler sur le marché non pas parce qu’ils seraient illicites mais parce qu’ils font partie du patrimoine français. Il s’agit des trésors nationaux, que l’article L. 111-1 du code du patrimoine définit comme l’ensemble formé par cinq catégories assez différentes.

 

La première catégorie est composée de biens privés faisant l’objet d’un contrôle de la puissance publique : les biens classés au titre des monuments historiques. Les enjeux de cette qualification ont été illustrés par la récente affaire du Baiser de Brancusi, opposant l’État aux propriétaires de la tombe de Tatiana Rachewskaia au cimetière du Montparnasse dont la stèle supporte un exemplaire de la célèbre sculpture. Dans sa décision du 2 juillet 2021, le Conseil d’État a validé le classement monument historique du groupe sculpté de Brancusi au motif qu’il formait avec la tombe un ensemble constituant un immeuble par nature et présentant un intérêt public[3]. Il s’agit donc d’un trésor national que les propriétaires ne peuvent ni déposer ni aliéner.

 

Trois autres catégories se composent de biens appartenant déjà au domaine public mobilier : les collections des musées de France, une partie des archives publiques et les autres biens faisant partie du domaine public mobilier. Tous ces objets sont inaliénables et imprescriptibles en application de l’article L. 3111-1 du code général de la propriété des personnes publiques, et ne peuvent en principe changer de propriétaire qu’à l’issue d’une procédure de déclassement.

 

De récentes modifications laissent entrevoir un début d’assouplissement des conditions de déclassement. Depuis la suppression, en décembre 2020, de la Commission scientifique nationale des collections, la décision de déclassement d’un bien appartenant à l’État qui a perdu son intérêt public peut être prise par arrêté du ministre de la Culture après avis du ministre de tutelle de l’institution conservant le bien. Un arrêté du 30 septembre 2021 a ainsi déclassé et radié de l’inventaire du Mobilier national des meubles de série ou d’usage, dépourvus d’intérêt historique ou endommagés[4].

 

L’inaliénabilité est aussi remise en question par les restitutions, qu’une proposition de loi du 12 octobre 2021 en cours de discussion au Sénat souhaite encadrer davantage. En application d’une loi du 24 décembre 2020, vingt-six œuvres du musée du Quai Branly provenant du pillage du palais d’Abomey par l’armée française ont été restituées au Bénin en octobre 2021, marquant une dérogation significative au principe d’inaliénabilité. Par ailleurs, un projet de loi présenté en Conseil des ministres le 3 novembre 2021 vise à restituer quatorze biens culturels faisant partie des collections publiques aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites.

 

La dernière catégorie de trésors nationaux est constituée de biens n’appartenant pas encore au domaine public mais qui présentent un intérêt majeur pour le patrimoine national. Un système de filtrage a été mis en place pour que ces biens soient identifiés en vue d’une éventuelle acquisition par l’État, l’objectif étant d’éviter leur dispersion.

 

B)      Les biens culturels dont la circulation est soumise à autorisation

 

Certains déplacements supposent l’obtention préalable d’une autorisation (1) ; une procédure spécifique s’ouvre en cas de refus de délivrance du certificat d’exportation (2).

 

1.       Les déplacements nécessitant une autorisation administrative

 

Signalons en premier lieu que certains biens issus d’espèces protégées ne peuvent circuler qu’avec un « permis CITES » délivré par les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), sous peine de sanctions pénales.

 

En-dehors du cadre de la convention CITES, les biens culturels nécessitant une autorisation pour franchir les frontières françaises sont définis à la fois dans des règlements européens (règlements no 2019/880 en matière d’importations et no 116/2009 en matière d’exportations) et dans le code du patrimoine, qui prévoit en son article L. 114-1 des sanctions pénales en cas d’importation ou exportation non autorisées.  

 

Une autorisation définitive ou temporaire est nécessaire dès lors que la frontière est franchie, même lorsqu’il s’agit de biens qui ne sont pas destinés à la vente. Il existe toutefois des dérogations, notamment pour les œuvres appartenant à leur auteur, les biens déplacés pour une restauration, une expertise ou une exposition et les biens importés à titre temporaire.

 

Le tri entre les biens pouvant circuler librement et ceux nécessitant une autorisation s’opère au moyen de catégories et de seuils. Les seuils prévus à l’échelon national ont été modifiés par un décret entré en vigueur le 1er janvier 2021[5], qui a relevé les seuils applicables à onze catégories de biens pour tenir compte des exigences du marché et concentrer le contrôle sur les catégories prioritaires. À titre d’exemple, seuls les tableaux de plus de cinquante ans d’âge d’une valeur supérieure à 300.000 euros nécessitent désormais une demande de certificat, contre 150.000 euros auparavant ; en revanche, une demande reste obligatoire quelle que soit la valeur de l’objet pour les antiquités nationales et le seuil n’a été relevé qu’à 3.000 euros pour les objets archéologiques de plus de 100 ans.

 

 

2.       Les conséquences d’un refus de certificat

 

Aux termes de l’article L. 111-4 du code du patrimoine, le seul motif possible de refus de délivrance du certificat est le caractère de trésor national du bien culturel. En revanche, en application de l’article L. 111-3-1, l’État peut suspendre l’instruction de la demande de certificat « s'il existe des présomptions graves et concordantes que le bien appartient au domaine public, a été illicitement importé, constitue une contrefaçon ou provient d'un autre crime ou délit ». L’État a ainsi récemment suspendu l’examen d’une demande de certificat portant sur le Martyre de Saint-Sébastien de Léonard de Vinci en raison d’une plainte pour vol.

 

Lorsque l’État considère un bien comme un trésor national, il prend un arrêté de refus de certificat qui marque le début de la procédure d’acquisition prévue à l’article L. 121-1 du code du patrimoine. Cette procédure de négociation contrainte, qui oblige l’État à proposer une offre d’achat au prix du marché international sous peine d’être tenu de délivrer le certificat, et le propriétaire à renoncer au certificat d’exportation s’il persiste à refuser une telle offre, a souvent pour cœur la détermination par voie d’expertise du juste prix de l’œuvre et ne doit pas être confondue avec le droit de préemption prévu à l’article L. 123-1 du code du patrimoine, qui permet à l’État d’être subrogé à l’acquéreur à l’issue de certaines ventes.

 

Lorsque l’État souhaite acquérir des biens culturels qui n’entrent pas dans le cadre prévu pour les procédures relatives aux certificats d’exportation (par exemple lorsque le bien n’est pas situé sur le territoire français), la Commission consultative des trésors nationaux peut déclarer ces biens d’intérêt patrimonial majeur dans le cadre de négociations amiables avec les propriétaires. Cette déclaration ouvre droit à l’application du régime fiscal de faveur de l’article 238 bis-0 A du code général des impôts, qui prévoit une réduction d’impôt égale à 90 % des versements faits pour permettre soit l’acquisition d’un trésor national déclaré comme tel dans le cadre de la procédure de refus de certificat, soit l’acquisition d’un bien déclaré d’intérêt patrimonial majeur, qui acquerra in fine également le statut de trésor national. Plusieurs acquisitions de trésors nationaux réalisées en 2021 ont été partiellement financées par des mécènes, parmi lesquelles une paire de tableaux de Fragonard par le Louvre, qui l’a transférée au Musée Fabre, ainsi que des manuscrits de Sade et Breton par la Bibliothèque nationale de France.

 

Conformément aux traités européens, le système français concilie ainsi la libre circulation des biens avec une politique patrimoniale en perpétuelle recomposition, de sorte qu’il y a tout lieu de supposer que l’actualité restera nourrie en la matière.

 

Hélène Dupin est avocate, fondatrice du cabinet HDA, membre de l’Institut Art & Droit

Pierre Hutt est avocat, collaborateur au cabinet HDA


[1] Cass., 1ère civ., 1er juillet 2020, no 18-25.695.

[2] Pierre-Antoine Souchard, « La Bergère de Pissarro rentrera ses moutons aux États-Unis », Dalloz Actualité, 3 juin 2021.

[3] CE, 2 juillet 2021, req. no 447967.

[4] Arrêté du 30/09/21 portant radiation de l’inventaire et déclassement de biens du Mobilier national, JO du 9/10/21.

[5] Décret no 2020-1718 du 28/12/20 modifiant le régime de circulation des biens culturels.

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