La propriété de l’oeuvre d’art en question

Article publié dans la Gazette Drouot le 1er décembre 2023

Par Hélène Dupin et Pierre Hutt

Le professionnel chargé de la vente d’une œuvre est tenu de vérifier qui en est propriétaire. Il est essentiel de se poser les bonnes questions pour minimiser les risques.

 

L’article 1.3 du recueil des obligations déontologiques des opérateurs de ventes volontaires impose à de procéder « aux diligences appropriées en ce qui concerne l'origine de l'objet qu'il met en vente et les droits des vendeurs sur cet objet », et de suspendre la mise en vente en cas de doute. Or, la détermination des droits de propriété sur le support matériel d’une œuvre d’art peut être complexe. 

La première question à se poser est celle de la qualification, en sachant que le support matériel dans lequel l’œuvre s’incarne, s’il est communément appelé « œuvre », n’est pas l’œuvre au sens du droit d’auteur, c’est-à-dire la création intellectuelle et immatérielle de l’artiste. Il convient de vérifier que ce support est licite, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une contrefaçon ou d’un faux en matière artistique, objets en principe hors commerce sur lesquels la possibilité d’exercer une propriété valable est douteuse.

Il est également important d’examiner si l’objet en question est l’œuvre elle-même ou un objet intermédiaire comme les plaques lithographiques ou les plâtres d’atelier, dont le statut juridique est problématique. Selon un arrêt Giacometti très discuté rendu par la Cour de cassation le 1er décembre 2011, les plaques de zinc seraient « un simple moyen technique utilisé pour permettre la production des lithographies » et non l’œuvre originale bien qu’elles en conservent la trace ; ces états de travail appellent une vigilance particulière car ils peuvent avoir été soustraits à l’artiste et sont susceptibles d’être utilisés pour fabriquer des contrefaçons.

Les opérateurs de vente peuvent aussi se voir confier un support de la main de l’artiste tel qu’une illustration originale pour une affiche de film ou une partition manuscrite de musique. Contrairement aux états intermédiaires de travail, ces objets sont incontestablement le support original de l’œuvre, destiné à être reproduit pour diffuser l’œuvre auprès du public via des supports non-originaux (les affiches des cinémas ou les partitions imprimées).

Ces supports originaux sont en général remis par l’artiste dans le cadre d’un simple dépôt et doivent lui être restitués une fois la reproduction terminée. Lorsqu’ils ne sont pas restitués, des litiges complexes sur la propriété peuvent se développer, comme l’illustre une récente affaire portant sur le manuscrit de la deuxième sonate de Pierre Boulez, examinée par la Cour d’appel de Paris le 24 mars 2023.

Dans cette affaire, le manuscrit était resté entre les mains de l’éditeur de 1949 jusqu’à sa vente à Aristophil en 2011, et devait être vendu aux enchères dans le cadre de la dispersion des collections Aristophil en 2018. Les ayants droit de Boulez ont alors fait interrompre la vente et ont initié une action en revendication du manuscrit devant le tribunal, qui a été accueillie en première instance et a échoué en appel.

Dans ce type de litige, le possesseur invoque généralement la règle « en fait de meubles, la possession vaut titre » de l’article 2276 du Code civil, familière pour beaucoup d’acteurs du marché de l’art mais dont la portée est parfois mal comprise. Soumise à plusieurs conditions et de plus en plus relativisée, cette règle ne peut être interprétée comme accordant automatiquement un droit de propriété à toute personne détenant sans titre une œuvre d’art.

En effet, seul le possesseur de bonne foi d’une œuvre qui n’a été ni perdue ni volée peut bénéficier d’un effet instantané de la prescription acquisitive, à la double condition qu’il se comporte comme un propriétaire et que sa possession ne soit pas viciée. Le possesseur de mauvaise foi ne peut quant à lui devenir propriétaire qu’après trente ans de possession continue, paisible, publique et non équivoque, tandis qu’une personne détenant un bien pour le compte d’autrui - comme un dépositaire - ne peut jamais bénéficier de la prescription acquisitive.

Le droit de propriété est perpétuel et ne s’éteint pas par le non-usage, de sorte que le propriétaire légitime peut en principe exercer une action en revendication sans limitation de temps. Une distinction parfois délicate existe toutefois entre l’action en revendication et l’action en restitution fondée sur un contrat de prêt ou de dépôt, qui est quant à elle soumise au délai de prescription extinctive de droit commun, ainsi que l’a jugé la Cour de cassation dans un arrêt Magnum Photos du 24 novembre 2021. 

Surtout, les possesseurs de certains objets ne seront pas considérés comme propriétaires en cas de contentieux quand bien même ils penseraient disposer d’un titre en bonne et due forme. C’est le cas en premier lieu en matière d’œuvres spoliées au sens de l’ordonnance du 21 avril 1945, car ce texte prévoit la nullité des actes de spoliation ainsi que de toutes les transactions consécutives et instaure une présomption irréfragable de mauvaise foi du possesseur de l’objet spolié.   

Cela signifie concrètement que le possesseur d’un tel objet ne peut se prévaloir d’aucun droit de propriété, quand bien même il aurait acheté l’objet aux enchères sans connaître sa provenance problématique, ainsi que l’illustre l’affaire dite de la Cueillette des pois : dans cette affaire portant sur une œuvre spoliée de Pissarro, la Cour de cassation a, le 11 septembre 2019, considéré que la question prioritaire de constitutionnalité des propriétaires, soulevant une éventuelle contrariété de l’ordonnance de 1945 avec la nécessaire protection du droit de propriété, n’était pas sérieuse. 

La situation est comparable en matière d’œuvres d’art appartenant au domaine public mobilier, qui sont légalement inaliénables et imprescriptibles de sorte qu’elles peuvent être revendiquées à tout moment entre les mains de leur détenteur : aucune propriété valable ne peut s’établir au profit des possesseurs successifs même de bonne foi, ainsi que la Cour de cassation l’a clairement énoncé dans un arrêt rendu le 13 février 2019 dans l’affaire du fragment de jubé de la cathédrale de Chartres.

Cette situation peut créer des incertitudes importantes pour les professionnels du marché de l’art car il suffit pour le revendiquant de démontrer l’entrée dans le domaine public français à un moment quelconque de l’Histoire, la charge de démontrer une sortie régulière pesant alors sur le possesseur : à titre d’exemple, la Cour d’appel de Colmar a, dans un arrêt du 17 mars 2022, fait droit à la revendication par la ville de Colmar d’un fragment de vitrail du XIIIème siècle que son possesseur cherchait à vendre aux enchères, alors que ce vitrail avait été déposé à une période où la ville appartenait à l’Empire allemand.

Les conditions de création de certaines œuvres fait peser des incertitudes particulièrement délicates voire insolubles sur leur propriété : c’est le cas notamment des œuvres d’art dit « brut » créées en milieu hospitalier par des personnes atteintes de troubles psychiques, qui peut soulever la question de l’entrée ou non dans le domaine public de ces œuvres lorsqu’elles ont été recueillies par des praticiens ou par l’institution, tandis que ces patients n’étaient souvent pas en capacité de consentir à la cession du support de leur œuvre.

La prudence est donc recommandée pour l’opérateur de ventes soucieux de ne pas vendre une œuvre qui n’appartiendrait pas à son mandant. A l’impossible nul n’est tenu, mais des recherches plus ou moins approfondies peuvent être nécessaires pour écarter les cas les plus problématiques et éviter un engagement ultérieur de sa responsabilité.

Hélène Dupin et Pierre Hutt sont avocats associés au sein du cabinet HDA et membres de l’Institut Art & Droit.

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